Cet article débute l’année 2021 par quelques extraits choisis et réflexions sur le livre 1984 de Georges Orwell. Ce livre a fait couler beaucoup d’encre, et souvent de personnes qui ne l’ont jamais lu et répètent des interprétations effectuées par d’autres. Ici, l’article reprend quelques extraits et les interprète : ces extraits concernent la Novlangue, et notamment son impact sur la liberté de pensée (et donc le consentement du citoyen). Après une présentation de quelques exemples contemporains, l’article se terminera par des propositions personnelles.
La Novlangue ou l’impossibilité du choix
» – (…) Vous croyez, n’est-ce pas, que notre travail est d’inventer des mots nouveaux ? Pas du tout ! Nous détruisons chaque jour des mots, des vingtaines de mots, des centaines de mots. Nous taillons le langage jusqu’à l’os. La onzième édition ne renfermera pas un seul mot qui puisse vieillir avant l’année 2050. (…) Ne voyez-vous pas que le véritable but du Novlangue est de restreindre les limites de la pensée? A la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime de la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun par un seul mot dont le sens sera rigoureusement délimité. (…) Vous rendez-vous compte qu’en l’année 2050, au plus tard, il n’y aura pas un seul être humain vivant capable de comprendre une conversation comme celle que nous tenons maintenant? (…) Même les slogans changeront. Comment pourrait-il y avoir une devise comme « la liberté, c’est l’esclavage » alors que le concept même de liberté aura été aboli? »
Ainsi s’exprime Syme devant Winston. Winston est le héros malheureux du livre « 1984 » de Georges Orwell qui tente, sans grand succès, de résister par la pensée au régime de « Big Brother ». Winston écoute en désapprouvant, mais ne peut s’exprimer sans risque, donc garde le silence. Il est un esprit isolé.
L’objectif de la Novlangue, pour Orwell, est de rendre l’expression d’idées contestataires impossible en supprimant les mots permettant de les exprimer. Si l’idée contestataire ne peut plus émerger dans l’esprit des « membres du parti » car impossible à formuler dans leurs esprits, il n’est plus nécessaire de les surveiller ou des les contraindre. La Novlangue est donc l’outil de propagande parfait.
A titre d’exemple, Syme propose la suppression du mot « liberté ». Imaginons donc juste ce cas là : supprimons le mot liberté et tout synonyme ou mot approchant du concept de liberté, ainsi les les mots définissant l’absence de liberté (emprisonnement, contrainte etc.). Comment alors parvenir à exprimer cette notion, notamment le rejet de l’enfermement, de la contrainte, ou la pensée libre et créatrice ? La pensée « liberté » devient impossible, à moins de recréer des mots pour l’exprimer, des nouveaux mots qui ne pourraient être compris que par des personnes les ayant élaborés en commun, dans un régime dystopique où tout citoyen se doit de refuser de penser par lui-même.
La Novlangue propose donc la suppression de la contrainte du régime autoritaire de Big Brother (l’Angsoc) en rendant impossible, matériellement, de formuler des idées potentiellement dangereuses pour le parti. Si tous les mots permettant de définir la couleur bleue sont supprimés, vous ne pourrez plus prétendre que le ciel est bleu, et donc accepterez que l’on vous impose qu’il soit juste une variété de vert (si tant est que l’on vous le martèle suffisamment longtemps comme une vérité évidente).
La Canelangue ou la « Langue de bois »
Dans notre société, si « Langue de bois » est abusivement comparé à la « Novlangue » de Georges Orwell, c’est avant tout parce qu’un mot de Novlangue précis y fait échos : « Canelangue« . Winston (le héros donc), propose sa propre définition de la Canelangue : « La substance qui sortait de lui était faite de mots, mais ce n’était pas du langage dans le vrai sens du terme « .
Syme précise oralement cette définition :
» – (…) « caquetage de canard ». C’est un de ces mots intéressants qui ont deux sens opposés. Appliqué à un adversaire, c’est une insulte. Adressé à quelqu’un avec qui l’on est d’accord, c’est une éloge. «
Canelangue est ainsi un mot décrivant parfaitement la contemporaine Langue de bois. Des termes ronflants, politiques ou pseudo-techniques, sans réelle cohérence entre eux mais semblant faire partie d’un tout pour lequel on est d’accord, sont validés et acceptés par l’interlocuteur « déjà conquis ». A l’inverse, si l’on n’est pas d’accord avec cet ensemble de mots (sans réellement savoir pourquoi, au demeurant), il devient un babillage sans importance voire nuisible qui « occupe l’espace de la conversation », ce que l’on dénonce aujourd’hui sous le terme de « Langue de bois ».
De la Novlangue à la pensée unique
Pourquoi ces morceaux choisis ? Quelques exemples actuels :
Si vous ne faites pas une recherche internet mais une recherche Google, vous omettez inconsciemment qu’une recherche internet n’est pas nécessairement faite sur Google. Le choix libre disparaît sans réelle contrainte.
Si vous « Commandez sur Amazon » pour dire que vous commandez sur internet, vous négligez que de nombreuses entreprises autres proposent de la vente sur internet.
Si des bandeaux cookies ou des traceurs sont systématiquement présents lors de votre navigation sur internet, vous intégrerez l’idée que le tracking est le fonctionnement normal des sites (ce qui est faux, donc).
Si être connecté à vos proches signifie exclusivement disposer d’un profil Facebook, Instagram ou TikTok et d’utiliser une messagerie type WhatsApp, vous omettez la possibilité d’échanges avec vos proches via un autre canal (les appeler, par exemple).
Si votre petit déjeuner du matin se compose obligatoirement pour vous d’un café et d’une pâte à tartiner, vous oubliez que rien ne vous interdit de petit déjeuner, si vous le souhaitiez, d’un rôti de veau, d’une salade ou d’un saucisson à l’ail.
Si vous pensez que toucher de l’argent sans travailler c’est être un chômeur « assisté », vous négligez totalement le fait qu’un héritier rentier fait de même ( il a d’ailleurs moins de mérite et coûte plus cher à la collectivité, soit dit en passant).
Bien qu’elle soit le plus souvent inconsciente, la Pensée unique, incarnation contemporaine de la Novlangue et de la Canelangue, est une réalité qui empêche les individus d’effectuer un certain nombre de choix possibles de vie. Un avantage de la pensée unique est qu’elle rend la soumission par la contrainte superflue car les citoyens, par la standardisation de leurs manières de penser et de réfléchir, constituent leurs propres gardiens. La pensée unique n’est pas nécessairement la validation d’une seule vision : plusieurs visions peuvent s’opposer, même frontalement. On le voit aujourd’hui avec les clivages politiques (gauche-droite, souverainistes-mondialistes, universalistes-communautaristes etc.). L’important est de pouvoir segmenter les citoyens dans des logiques de pensées prédéfinies et faciles à anticiper ou à prévoir.
Il est d’ailleurs (tristement) fascinant d’observer à quel point des personnalités publiques d’un même bord sont capables, sans se tromper ou dévier, de répéter inlassablement les mêmes éléments de langage (Langue de bois, donc), à la virgule près et sans semblant d’esprit critique individuel, ce qui est angoissant dans une démocratie où la liberté (notamment « d’expression ») est théoriquement consacrée.
Quelques idées personnelles
Là où ma vision diverge de celle d’Orwell, c’est que je ne pense pas qu’une telle logique soit prévue en amont, qu’il y ait un « complot Big Brother » ou quoi que ce soit du genre. Tout d’abord parce que cela me semble bien trop complexe et intelligent à mettre en œuvre, même avec tous les moyens du monde (IA compris), mais surtout parce que l’être humain se conditionne déjà lui-même par habitude et sans l’aide de personne. L’être humain respecte ce qu’il croit être la norme non écrite lui permettant d’être inclus dans un groupe social de référence. Rien n’est pire, pour l’individu social, que de risquer le rejet ou la marginalisation. Si il prend le risque de cette marginalisation, c’est le plus souvent parce qu’il compte une réintégration ultérieure renforcée, une intégration dans un sous-groupe plus réduit mais potentiellement plus solidaire ou tout simplement dans un nouveau groupe plus intéressant à fréquenter.
Palier à cela pour protéger sa liberté, c’est tout l’intérêt de la « déconstruction » des mythes et des biais de pensées inconscientes. Malheureusement, cette déconstruction des mythes est parfois (souvent) l’apanage de gourous politiquement et socialement (ou autre) orientés qui, eux également, créent une Novlangue/Pensée unique bien à eux. La déconstruction c’est donc, avant tout, une démarche individuelle, autonome et indépendante.
Comment se libérer des effets du conditionnement de la Novlangue ? Je ne prétendrai pas que la lecture d’écrits complexes et diversifiés soit la seule solution. En effet, cela validerait la prétention que la liberté ne peut être que l’apanage d’intellectuels disposant de temps, d’argent et de volonté d’apprendre. Ce serait purement élitiste, or la liberté de penser est quelque chose qui doit être partagé par le plus grand nombre pour être efficace au niveau de la Société (comme le vaccin, en somme). On ne peut donc se complaire dans une telle posture (toute agréable qu’elle soit socialement lorsque l’on fait partie des « intellectuels » en question).
Je pense que la liberté vient à partir du moment où l’on se dit « tiens, si je faisais ou réfléchissais à quelque chose qui n’a rien à voir par rapport à ce que je m’apprêtais à faire ou penser ? ». Quelques exemples qui en valent 100 : si vous rentrez chez vous toujours par le même chemin, pourquoi ne pas essayer de rentrer régulièrement par une rue différente histoire de modifier vos habitudes? Si vous avez l’habitude de systématiquement rencontrer vos amis en terrasse, pourquoi ne pas changer en proposant une randonnée? Si vous êtes un grand fan des films de science fiction et des « thrillers », pourquoi ne pas de temps en temps essayer une comédie romantique ou un documentaire animalier? Si vous faites toujours vos recherches internet sur Google, pourquoi ne pas tester Qwant ou Duck Duck go, au moins de temps en temps?
En clair : pourquoi ne pas sortir de votre zone de confort potentiellement passive, soumise, éteinte, et aisément manipulable et mettre un peu en marche votre système 2 ? (la pensée lente et logique opposée à la pensée intuitive et rapide, ou « Système 1 » cf le livre « Système 1, Système 2 » de Daniel Kahneman, qui sera probablement l’objet d’un futur article).
C’est fini pour aujourd’hui. Observantiae reprend les articles et sa liberté de parole (c’est à dire, sans se focaliser sur le SEO), et c’est une bonne résolution pour 2021 !

DPO externalisé certifié AFNOR (référentiel CNIL)
Fondateur d’Observantiae SARL et initiateur du Réseau Observantiae
